
Cocorico! Cocorico! Le coeur de pierre (du Tout-Hollywood) nous a renié trois fois…
5 mai 2015 5 mai, 2015 @ 7:11:17Comment expliquer que nos voisins du sud jonglent avec des budgets se chiffrant par millions et des revenus se chiffrant par milliards? Pourquoi tant de blockbusters, de remakes, de suites, de prequels, de spin-offs? Le cinéma en tant qu’art est-il au fort d’une crise identitaire? Exit le héros traditionnel! Exit l’antihéros! Place au superhéros!
Le cinéma américain, plus précisément celui d’Hollywood, n’est plus que l’ombre de lui-même. Ses créateurs et ses décideurs connaissent par coeur les ingrédients requis pour qu’un investissement calculé se transforme en rendement incalculable. La quantité avant la qualité, quoi. Ce n’est pas pour rien que leurs superproductions se succèdent et se ressemblent.
Par exemple, à la moitié d’un visionnage en cours, vous êtes témoin d’une scène durant laquelle l’antagoniste se fait volontairement attraper par le protagoniste pour telle ou telle raison. Éprouvez-vous une étrange impression de déjà-vu? Sûrement. Depuis 2008, vous avez assisté à cela dans The Dark Knight, The Avengers, Skyfall, Star Trek Into Darkness, Furious 6 et The Expendables 3.
Le fruit d’une pure coïncidence ou le bien-fondé d’une minutieuse équation? Là où il y a de l’argent à mettre et à faire, il n’y aucune place pour les aléas du hasard…
En 2005, le scénariste indépendant Blake Snyder a publié Save The Cat! The Last Book on Screenwriting You’ll Ever Need, un guide d’écriture scénaristique. Il y prône une variante de la structure en trois actes (exposition, développement et conclusion) qui expliquait mal que des grands spectacles cinématographiques connaissent tantôt la réussite, tantôt l’échec. Ainsi, depuis une décennie, la majorité des scénaristes de blockbusters suivent à la lettre ses 15 étapes obligatoires et synonymes de succès :
- 1 – Image d’ouverture (Opening Image) : le spectateur doit comprendre le genre de film auquel il assistera et faire connaissance avec le protagoniste.
- 2 – Exposition (Set-up) : avec énergie, le protagoniste, les enjeux et les objectifs de l’histoire doivent être mis en place.
- 3 – Thème (Theme Stated) : quelqu’un, autre que le protagoniste, doit poser une question ou faire une déclaration qui annoncera le thème du film.
- 4 – Catalyseur (Catalyst) : quelque chose (appel téléphonique, congédiement, meurtre de sa femme, maladie incurable) doit perturber le quotidien du protagoniste.
- 5 – Débat (Debate) : le protagoniste doit se poser la question s’il accepte de participer à ce qui s’en vient, ou non.
- 6 – Percée dans l’acte 2 (Break Into Two) : le protagoniste se lance de son propre gré dans l’inconnu qui diffère de son quotidien initial.
- 7 – Histoire B (B Story) : souvent une histoire d’amour, cette histoire secondaire présente souvent de nouveaux personnages (adjuvants et/ou opposants).
- 8 – Amusement et Jeux (Fun and Games) : empreint de légèreté, ce moment du film doit divertir sans pour autant faire avancer l’intrigue.
- 9 – Milieu (Midpoint) : l’amusement et les jeux sont terminés et le protagoniste doit renouer avec l’histoire, soit en atteignant un apogée chargé de faux espoirs, soit en atteignant un périgée où le fond du baril est touché.
- 10 – Les méchants se rapprochent (Bad Guys Close In) : c’est à ce moment que les méchants (une personne, un phénomène ou une chose) décident de lancer un assaut et le moment que les failles internes (doute ou jalousie) désorganisent l’équipe du protagoniste.
- 11 – Tout est perdu (All is Lost) : c’est souvent à ce moment qu’un personnage secondaire meurt (le mentor la plupart du temps), ce qui permet au protagoniste d’aller de l’avant à nouveau.
- 12 – L’esprit dans l’obscurité (Dark Night of the Soul) : d’une durée relativement courte, c’est le moment où le protagoniste tire une leçon de la défaite et sait comment ne pas répéter ses erreurs.
- 13 – Percée dans l’acte 3 (Break Into Three) : le protagoniste trouve enfin la solution au problème (battre les méchants et/ou gagner le coeur de sa bien-aimée) et il ne lui reste qu’à la mettre en pratique.
- 14 – Final (Finale) : c’est la création d’un tout nouvel ordre dans lequel le protagoniste applique la solution trouvée grâce à son expérience acquise durant le film et change le monde (ce n’est pas assez de gagner).
- 15 – Image finale (Final Image) : diamétralement opposée à l’image d’ouverture, c’est la preuve que les changements ont été opérés et sont réels.
Il est tout aussi intéressant de considérer le schéma narratif archétypique de Joseph Campbell publié en 1949 dans The Hero with a Thousand Faces (voir les 12 étapes dans The Hobbit + The Lord of the Rings = Histoire de deux aller et retour spectaculaires!). Cette schématisation de Snyder et de Campbell donne une bonne idée de la voie à emprunter pour obtenir « la recette gagnante ». Les têtes pensantes du cinéma de divertissement les appliquent sans déroger, creusant le fossé entre lui et le cinéma indépendant qui préfère la réflexion à l’émotion, la suggestion à l’exagération.
À la fin des années 2000, en réponse au piratage des films sur Internet (le camcording en salles), aux systèmes de cinéma maison et aux services de vidéo sur demande, Hollywood s’est tourné vers la 3D pour rendre l’expérience au cinéma aussi réaliste que possible. Le film qui a définitivement l’adoption de la tridimensionnalité au cinéma en est un de science-fiction, Avatar, réalisé par James Cameron en 2009. Il est suivi par d’autres expériences immersives telles qu’A Christmas Carol (2009), Alice in Wonderland (2010), Hugo (2011), The Adventures of Tintin (2011) et la trilogue The Hobbit (2012-2014, alors que la trilogie The Lord of the Rings n’était pas en 3D).
Ce n’est pas la première crise du genre. Petit rappel.
Dans les années 50, en réponse à l’arrivée de la télévision dans tous les foyers, Hollywood a sorti le CinemaScope. Celui-ci permettait à des productions coûteuses d’être projetées sur d’immenses écrans panoramiques, le tout renforcé par des couleurs somptueuses et des scènes spectaculaires. Le premier à recourir au format du CinémaScope est le péplum The Robe réalisé par Henry Koster en 1953. Il est suivi par d’autres films à grand déploiement tels que Julius Caesar (1953), Land of the Pharaohs (1955), Alexander the Great (1956), The Ten Commandments (1956), Ben-Hur (1959) ou encore Spartacus (1960).
Au milieu des années 70, en réponse à l’arrivée du magnétoscope, Hollywood s’est retroussé les manches en investissant des sommes pharaoniques dans la promotion des films (via notamment des publicités télévisuelles, ce qui est ironique) et/ou dans les produits dérivés. Le traitement de l’histoire demeurait classique et se terminait par un happy end. C’est la naissance du blockbuster à proprement parler, avec le nec plus ultra en matière d’effets spéciaux et la mise en place de franchise proposant plusieurs suites. Le premier blockbuster est Jaws réalisé par Steven Spielberg en 1975. Il est suivi par Rocky (1976), Star Wars (1977), Superman (1978), Alien (1979) ou encore E.T. the Extra-Terrestrial (1982).
Datant du 3 mai 2015, ce top 25 des films les plus rentables de l’histoire dans le box-office mondial témoigne de l’engouement pour les blockbusters. Pas moins de 20 films ont dépassé le cap du milliard de dollars en recettes. Longtemps le Titanic de James Cameron s’érigeait en roi et maître au sommet, jusqu’à ce que son Avatar popularise la 3D. Le prix d’entrée plus élevé et la ressortie en salles de classiques convertis en relief (Titanic, Jurassic Park, Star Wars: Episode I – The Phantom Menace, The Lion King) ont multiplié le nombre de concurrents dans cette course à la rentabilité.
Pourtant, dans n’importe quelle salle de cinéma, demandez au lambda du public de vous dire le nom de l’acteur principal d’Avatar, le film en tête du box-office? Il restera aussi muet que le cinéma à ses débuts…
C’est dire combien le star system n’est plus ce qu’il était, restant en deçà de l’importance accordée à la technique. Des acteurs de la trempe de Robert Downey Jr. (associé au personnage d’Iron Man) peinent à plafonner au box-office en dehors des superproductions, comme le drame The Judge qui a coûté 50 millions de dollars et a rapporté seulement 83 millions de dollars!
Le 12 juin 2013, devant les élèves de l’école de cinéma de l’université de Californie du Sud (USC) où ils se sont jadis rencontrés à la fin des années 60, les réalisateurs Steven Spielberg (Schindler’s List, Jurassic Park, les quatre Indiana Jones) et George Lucas (Star Wars: Episode I, II, III et IV, American Graffiti) ont fait part de leur pessimisme quant à l’augmentation des coûts de production, du prix des places et la multiplication des écrans. Ils ont même prédit une implosion du cinéma si la tendance se maintient.
Spielberg : « Il y aura une implosion le jour où trois, quatre, voire une demi-douzaine de ces films au budget démesuré vont se planter au box-office. Le modèle qu’on connaît aujourd’hui va changer. »
Lucas : « Aller au cinéma coûtera 50, 100 ou 150 dollars, comme un show de Broadway ou un match de football aujourd’hui. Et les films resteront en salles pendant une année […]. Je pense que des films tels que Lincoln vont quitter le grand écran pour être diffusés à la télévision. »
Si la prédiction de Spielberg et Lucas se concrétise, le cinéma connaîtra un vent de changement radical. Les blockbusters resteront dans les salles pour un coût d’entrée plus onéreux, tandis que les films indépendants adopteront les services de vidéo sur demande. Ce serait peut-être la reconnaissance des vidéo-clubs.
C’était il y a deux ans et jamais les blockbusters n’ont eu autant la cote qu’aujourd’hui. Même les derniers films de la franchise Fast and Furious sont plus spectaculaires et explosifs afin d’allonger les files d’attente. Les films de superhéros de la Marvel Cinematic Universe (voir ma critique Avengers: Age of Ultron ou pourquoi le public a raison d’avoir Thor?) et les adaptations de romans jeunesse (Harry Potter, Twilight, Divergent) font les choux gras des grands studios.
Le cinéma reste moins un art qu’une industrie puissante et structurée. Il semble dans une forme splendide (grâce au 3D et aux effets spéciaux), mais en vérité il souffre de l’intérieur. Son contenu manque cruellement de profondeur et d’originalité. Malgré tout, les spectateurs continuent de mordre à l’hameçon et de remplir les tiroirs-caisses. Ils plébiscitent le cinéma de divertissement qui engendre des films très éloignés de la réalité.
Cocorico! Cocorico! Il est grand temps de se réveiller, sans quoi il sera trop tard…