King Dave – Critique du plan-séquence de Podz avec Alexandre Goyette

15 juillet 2016 1 Par Louis-Philippe Coutu-Nadeau 15 juillet, 2016 @ 15:15:34

En 2005 est née sur les planches du théâtre Prospero la pièce King Dave. Elle était écrite et jouée exclusivement par Alexandre Goyette. Onze ans, plusieurs prix et quelque 150 représentations plus tard, elle passe de la scène à l’écran grâce à une adaptation cinématographique signée Podz. Sa particularité formelle? Se présenter comme un film-séquence, c’est-à-dire un seul plan de 91 minutes sans arrêt de la caméra.

L’affiche du film King Dave est signée par Alexandre Renzo.

King Dave

David Morin (Alexandre Goyette) est un King autoproclamé de Rivière-des-Prairies qui règne sur un monde de gangs de rue, de vols, de mots crus et d’agressions. Alors qu’il se met en tête de retrouver le sale enfoiré qui a dansé avec sa copine Nathalie (Karelle Tremblay) en lui poignant le cul, il décide de se faire justice. Il fera la rencontre de plusieurs personnes sur son chemin, dont Isabelle (Mylène St-Sauveur), laquelle pourrait changer le cours des choses. Or, il est difficile de se sortir d’une spirale de violence, surtout pour quelqu’un qui a toujours embraser la vie au lieu de l’embrasser…

Cette histoire écrite pour des amis qui ne sont pas friands de théâtre a permis à Alexandre Goyette (Les 7 jours du talion, les téléséries C.A. et 19-2) de remporter, l’année du premier lever de rideau, les Masques du texte original ainsi que de l’interprétation masculine.

L’acteur au sujet de son personnage : « On comprend que le moteur de son agressivité, c’est en fait la peur. C’est ça qui fait qu’un moment donné, il n’est plus capable de penser, qu’il prend les mauvaises décisions. C’est un gars qui glisse sur deux ou trois pelures de bananes d’affilée et puis tout bascule. Il perd le contrôle. »

Alexandre Goyette est King Dave

Tout ce que Podz touche se transforme en succès, que ce soit au petit écran (19-2, Minuit, le soir, Tu m’aimes-tu?, C.A.) ou au grand écran (Les 7 jours du talion, 10 1/2, L’affaire Dumont, Miraculum). Le réalisateur, de son vrai nom Daniel Grou, s’est fait un devoir de repousser ses propres limites avec son cinquième film, reprenant l’idée d’un plan-séquence complexe à l’image de celui qui lançait en force la deuxième saison de 19-2.

En parlant de cet exploit de 13 minutes, ayant exigé un total de 12 prises, il montrait sans interruption une fusillade dans une école secondaire et a tenu en haleine 1 554 000 téléspectateurs lors de sa diffusion le 28 janvier 2013. Cela faisait évidemment écho à la tuerie de l’École polytechnique de Montréal en 1989, à celle de l’Université Concordia en 1992 ou encore à celle du Collège Dawson en 2006.

Un vrai film-séquence

Rien à voir avec le Birdman d’Alejandro G. Iñárritu, un faux film-séquence (bout à bout de plan-séquences dont les collures restent quasi invisibles) qui a néanmoins remporté l’Oscar du meilleur film en 2015, ni avec le Victoria de Sebastian Schipper, un film-séquence misant davantage sur l’improvisation et le temps réel.

Élie Stuart, Alexandre Goyette et Micheline Bernard dans une scène de King Dave.

Comme si le défi de filmer un long métrage sans montage n’était pas assez, le protagoniste (et la caméra) parcourt pas moins de 41 lieux sur une distance de neuf kilomètres. Il s’agit donc d’un voyage dans l’espace, certes, mais aussi dans le temps. En effet, le récit propose des flashbacks, des ellipses et, surtout, une narration presque en continu adressée aux spectateurs, faisant fi du quatrième mur si cher au théâtre.

Podz donne deux exemples de la complexité d’un tel tournage : « Le décor du bar a été construit sur une remorque fardier pour nous permettre de continuer vers notre prochain lieu de tournage. En postproduction, on a dû stabiliser l’image pour qu’on ne remarque pas les lumières et les verres bouger. […] On s’est servi d’un studio de danse pour construire le “vrai” appartement de David, identique à celui qu’on avait recréé dans la cour arrière au tout début. »

Il n’y avait aucune place au hasard avec un budget de 4,7 millions de dollars (contre 18 millions pour Birdman) et cela a demandé une précision d’horloger pour régler chaque pas, chaque mot et chaque regard au détail près. Mettez-vous un instant dans la peau d’Alexandre Goyette : il a dû accélérer ou de ralentir son rythme au gré des décors en mouvement, couper une réplique par-ci et ajouter un geste par-là, passer d’une émotion à l’autre selon qu’il s’adresse aux personnages intradiégétiques ou aux spectateurs extradiégétiques, se positionner aux bons endroits selon les éclairages préétablis, j’en passe et des meilleurs!

Mylène St-Sauveur et Alexandre Goyette en plein tournage.

Alexandre Goyette

Alexandre Goyette commente le défi : « Alors que la très grande majorité des adaptations vont tout faire pour nous faire oublier la théâtralité qui se cache dans l’œuvre, nous, on décide d’embrasser cette théâtralité, de l’assumer – et on va créer le cinéma autour d’elle. »

Après sept années de préparation, cinq prises/soirs seulement ont été nécessaires en mai 2015 afin d’obtenir le résultat qui se retrouve à l’écran. 330 personnes (membres de la distribution, techniciens et figurants) ont travaillé sur cet énorme plateau, à commencer par Jérôme Sabourin (Les pied dans le vide, La loi du cochon, les téléséries Minuit, le soir, Mensonges, 3 x rien et Trauma) derrière la caméra. La cinquième a été la bonne, préférée à la troisième qui ne convenait pas qu’à l’acteur principal et à la quatrième qui ne fonctionnait pas du tout en raison d’imprévus.

Podz commente aussi le défi : « Je dirais qu’il y a eu une évolution et une progression à chacune des prises. Avant de tourner, on regardait ce qu’on avait fait la veille. Cela nous permettait de nous ajuster par rapport à ce qui avait moins marché. »

Podz au sujet du côté expérimental quoique moderne de ce dernier-né : « Normalement dans un film, le cinéaste est en train de te créer une illusion. Tu t’assois au cinéma et là, tu vas être ailleurs. Tu vas être dans la réalité de ces personnages-là, tu vas oublier qui tu es. Mon film n’est pas en train de te dire ça. Il te dit que tu es en train de regarder un film. C’est artificiel, mais en même temps je veux que tu vives de quoi. Je trouve que ça s’inscrit bien dans l’air du selfie, de la téléréalité et tout ça. »

Bref, King Dave démontre d’une façon complètement dingue jusqu’où le talent québécois peut aller. J’ai particulièrement adoré une scène dans l’appartement d’Isabelle, au cours de laquelle Alexandre Goyette et Mylène St-Sauveur (Sur le rythme, 5150 Rue des Ormes, la télésérie Complexe G) sont excellents. Le film était présenté le 14 juillet 2016 comme film d’ouverture de la vingtième édition du festival Fantasia. J’y étais et je vous conseille ceci : connaître l’envers du décor (j’ai condensé ici nombre d’informations dans ce but) permet de considérer toute l’ampleur du défi en connaissance de cause et à sa juste valeur. À vos marques, prêts, partez dans le cinéma le plus près de chez vous!

Verdict : 9 sur 10

Podz et Alexandre Goyette (à l’extrême droite) qui attendent de présenter King Dave lors de la première du film à Fantasia le 14 juillet 2015.

P.S. : Je vous recommande mon dossier exhaustif intitulé Le plan-séquence au cinéma : l’unicité d’un plan qui n’est pas passé sous la guillotine du montage.