1:54 – Critique du film de Yan England

9 octobre 2016 0 Par Louis-Philippe Coutu-Nadeau 9 octobre, 2016 @ 18:11:25

L’adolescence peut se définir comme un entre-deux-mondes incertain au cours duquel les points d’interrogation sont plus nombreux que les points d’exclamation. Elle sépare l’enfant de l’adulte et prend place en moyenne entre l’âge de 12 et 17 ans. 1:54, le premier long métrage de Yan England, brosse un portrait réaliste de ce passage obligé pour chacun d’entre nous dans le contexte de l’école secondaire, lequel représente quant à lui un passage nécessaire. Le film en profite d’ailleurs pour sensibiliser les gens sur l’émergence d’un phénomène nouveau qui touche les adolescents : la cyberintimidation.

Antoine Olivier Pilon et Lou-Pascal Tremblay dans 1:54.

Yan England en a fait du chemin depuis Les débrouillards et Watatatow, tantôt comme animateur (Vol 920, Fan Club, KARV, l’anti.gala), tantôt comme acteur (Yamaska, Trauma, Ramdam, Ayoye!, L’Appart du 5e). En 2007, il a réalisé son premier court métrage Moi qui ne s’est pas qualifié pour la course aux Oscars. En 2013, il s’est repris avec Henry qui s’est classé dans la catégorie du meilleur court métrage en prises de vue réelles (Best Live Action Short Film) sans toutefois remporter la statuette tant convoitée. Cette nomination est prise au sérieux par les institutions qui donnent leur aval pour son nouveau scénario Running, titre provisoire d’un premier long métrage qui deviendra 1:54. Merci à la productrice Denise Robert et son enveloppe à la performance de Téléfilm Canada!

L’histoire est celle de Tim (Antoine Olivier Pilon), un jeune introverti de 16 ans en cinquième secondaire, qui est pourvu d’un talent naturel pour la course à pied, en particulier dans l’épreuve de demi-fond du 800 mètres. Lorsqu’il intègre Les Coriaces, le club d’athlétisme de son école, il se voit rapidement confronté à Jeff (Lou-Pascal Tremblay), le leader de l’équipe. L’intimidation venant de ce dernier et la pression d’atteindre le temps requis pour participer aux nationaux (d’où le titre du film) pousseront Tim dans ses derniers retranchements.

J’ai fréquenté la même école secondaire que Yan England, le Collège Antoine-Girouard à Saint-Hyacinthe, bien qu’il fût déjà promu lorsque je suis arrivé. Malgré tout, mon professeur d’éducation physique nous a confié qu’il détenait le record de l’établissement dans la course d’endurance du test de Cooper (courir la plus grande distance possible en 12 minutes) avec 26 tours de piste, soit 2 600 mètres. Ceux et celles qui me connaissent savent que j’étais passionné de courses de vitesse et d’endurance. À titre de comparaison, je faisais entre 22 et 24 tours, soit entre 2 200 et 2 400 mètres. Je ne suis pas du tout surpris de la présence de la course dans son premier film.

Antoine Olivier Pilon est Tim dans 1:54.

Antoine Olivier Pilon (Frissons des collines, Les Pee-Wee 3D, Nitro Rush) porte littéralement le film sur ses épaules. Bien qu’il déteste la course à cause de son asthme et rêve de jouer la comédie, il a vite compris l’importance du projet et l’ampleur du défi. Il prouve d’ailleurs que sa performance dans Mommy n’était pas un coup de chance, mais plutôt qu’il a l’étoffe de devenir l’un des plus grands acteurs de sa génération. En 2013, il avait déjà décroché le rôle d’un souffre-douleur en milieu scolaire dans le vidéoclip College Boy d’Indochine réalisé par Xavier Dolan.

L’acteur de 19 ans précise : « Je connais assez bien le sujet parce que je me suis fait intimider moi-même à l’école primaire (en Gaspésie) parce que je venais de la ville. Puis, quand on est revenu s’installer à Montréal avec ma famille, je me suis retrouvé de l’autre côté en me moquant inconsciemment de certaines personnes à l’école. C’est en y repensant plus tard que j’ai réalisé que c’était un sujet dont il fallait parler. J’ai eu la possibilité d’en parler par mon travail d’abord dans le clip d’Indochine, puis maintenant avec 1:54. »

Les autres membres de la distribution ne sont pas en reste, que ce soit avec des jeunes de la relève tels que Sophie Nélisse (Endorphine, Monsieur Lazhar, Pawn Sacrifice, la télésérie Les Parent), Lou-Pascal Tremblay (Jérémie, Aurélie Laflamme : Les pieds sur terre) et Robert Naylor (10 1/2, les téléséries 19-2 et District 31), ou encore avec des vétérans tels que Patrice Godin (Rédemption, les téléséries Destinées et Emma) et David Boutin (La ligne brisée, Histoire de Pen, la télésérie Le gentleman). À noter que Godin est lui-même ultra-marathonien et convenait ainsi parfaitement au rôle de l’entraîneur. Un casting irréprochable rempli de belles découvertes.

Antoine Olivier Pilon, David Boutin et Patrice Godin dans 1:54.

En février 2015, bien avant la seconde saison de Vol 920, Yan England disait déjà : « Je sais que, faire un film, c’est un long processus, qui peut prendre des années. Plusieurs réalisateurs et scénaristes de très grand talent soumettent des projets. Souvent, on peut se rendre à trois dépôts aux institutions. Je continue donc à travailler mes choses, je soumets, je retravaille, j’écoute les commentaires, et quand les décideurs jugeront qu’il est prêt, on partira. D’ici là, je ne sais pas combien de temps va passer, mais je n’abandonne pas. »

Le tournage s’est déroulé seulement neuf mois plus tard, de novembre et décembre 2015, dans une véritable école secondaire (Jacques-Rousseau à Longueuil) avec 1 200 élèves. Les acteurs ont donc dû s’adapter à cet environnement plus vrai que nature, d’autant plus que cette figuration était au beau milieu d’une année en cours. Certaines scènes ont également été filmées au Cégep Édouard-Montpetit à Longueuil, notamment celles situées entre les murs des locaux de classe.

En ce qui concerne les scènes de course, elles ont eu lieu au stade d’athlétisme Richard-Garneau à Sainte-Thérèse avec de véritables coureurs issus du club d’athlétisme Les Coriaces de Mont-Saint-Hilaire. Saviez-vous que Yan England se spécialisait dans la discipline du 800 mètres et qu’il compte parmi les anciens de ce club? Cela explique le choix du nom de l’équipe à l’intérieur du film. Rares sont les films, même les drames sportifs dignes de ce nom, qui proposent des courses à pied aussi enlevantes. Chapeau!

La cyberintimidation est au coeur de 1:54.

Ce film de 105 minutes démontre que l’avenir de Yan England est plein de promesses derrière la caméra. Il a peaufiné durant quatre ans cette histoire vraisemblable et non vécue, au point de réussir à l’ancrer au plus près de la réalité grâce à une approche plus documentée que documentaire. L’une des belles trouvailles s’avère de présenter le recours presque systématique aux médias sociaux comme armes mises à la disposition des intimidateurs. Par exemple, Facebook devient un déversoir d’insultes et de menaces diverses qui facilite une diffusion massive capable de détruire rapidement la réputation de quelqu’un.

L’acteur et auteur-réalisateur de 37 ans au sujet de la cyberintimidation : « Le secondaire, c’est une microsociété à laquelle les parents et les professeurs n’ont pas accès. […] Avant, ça se passait juste à l’école ou dans la cour de récréation. Maintenant, tu peux te faire intimider sur Facebook, Twitter ou par textos. Et ça, c’est 24 heures sur 24, parce que ça te suit sur ton téléphone partout où tu es. »

En effet, les frontières spatiales et temporelles sont devenues perméables depuis l’essor des technologies de l’information et de la communication. C’est de l’intimidation 2.0 pour ainsi dire. Le harceleur peut attaquer sa cible à répétition sans la regarder dans les yeux, chacun chez soi, ce qui court-circuite toutes formes de compassion ou d’empathie. En dépit du fait que le phénomène de cyberintimidation n’a pas enregistré de hausse significative entre 2013 et 2015, la proportion de jeunes au secondaire qui possèdent un téléphone cellulaire a augmenté de façon considérable, passant de 77% en 2013 à 88% en 2015. Voilà peut-être le nœud du problème.

Sophie Nélisse et Antoine Olivier Pilon dans 1:54.

J’extrapole sans doute, mais je crois que le prénom Tim n’a rien d’anodin. Il renvoie à la fois au mot français « timide » ainsi qu’au mot anglais « time » qui signifie « temps ». S’il existe un lien causal entre la course et l’intimidation, à savoir que Jeff ressent la précarité de son titre de champion avec la venue de Tim dans l’équipe, il y a aussi un lien corrélatif. En effet, la course devient pour Tim une métaphore de la souffrance mentale et physique qu’il peut endurer sur la piste et en dehors de la piste. Même son de cloche du côté des expériences du cours de chimie qui renvoient au volcan intérieur de Tim sur le point d’entrer en éruption…

Les films québécois n’ont pas droit à la même visibilité que les films hollywoodiens avant leur sortie. Ils se contentent souvent d’une seule bande-annonce et d’un bouche à oreille favorable grâce à une tournée de festivals à l’étranger et d’avant-premières aux quatre coins de la province. La bande-annonce de 1:54 a été mise en ligne le 27 juillet 2016 et a atteint 640 000 visionnements en une semaine. Ce n’est que par la suite qu’il s’est fait remarquer dans plusieurs festivals.

Tout a commencé le 24 août 2016 quand 1:54 a été présenté en première mondiale au Festival du film francophone d’Angoulême, dans le sud-ouest de la France, d’où il est reparti avec le prix du meilleur acteur (Valois remis à Antoine Olivier Pilon) et le prix du jury étudiant (Valois Magelis). Il s’est fait ensuite remarquer au Festival de cinéma de la ville de Québec (FCVQ) le 21 septembre, en Belgique au Festival international du film francophone de Namur (FIFF) le 1er octobre, au Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts à Montréal (grande première avant sa sortie en salles) le 4 octobre, en Corée du Sud au Festival international du film de Busan (BIFF) le 9 octobre et au Vancouver International Film Festival (VIFF) le 10 octobre.

Lou-Pascal Tremblay, Yan England, Antoine Olivier Pilon et Sophie Nélisse à la première montréalaise le 4 octobre 2016.

L’équipe de 1:54 à la première montréalaise le 4 octobre 2016.

La sortie du film le 13 octobre 2016 coïncide deux semaines après la Semaine contre l’intimidation et la violence à l’école, du 26 au 30 septembre, sur le thème de la communication positive. Silence, ostracisation, dépression, déménagement, suicide : les conséquences sont souvent gravissimes. Il faut prendre conscience de ce problème de plus en plus difficile à circonscrire, comme si cyberintimidation et omniprésence ne formaient désormais qu’un tout. Si vous en êtes victime ou témoin, voici huit ressources disponibles :

Cyberaide
Jeunesse, j’écoute
Tel-jeunes
Branché sur le positif
Fondation Jasmin Roy
Aidez-moi svp
Suicide Action Montréal
Mercredi, j’en parle à mon avocat!

Bref, 1:54 se veut un thriller psychologique coup de poing. À la manière des films Tout est parfait, La cicatrice et Cyberbully, ou bien des documentaires Bully et Dérapages, il traite avec sérieux d’un sujet qui affecte les jeunes. Pour plusieurs spectateurs et spectatrices, il s’agira d’un voyage introspectif dans leur propre passage au secondaire, que ce soit dans le rôle de l’intimidé ou de l’intimidateur. Pour résumer mon parcours estudiantin, disons que je me suis beaucoup plus identifié à Tim qu’à Jeff. Cela m’a donc interpellé. Ni 100% moralisateur ni 100% pédagogique, le résultat mériterait d’être projeté dans les écoles, ne serait-ce que pour rejoindre les gens (élèves, parents, membres de la direction et corps professoral) et les sensibiliser. Nul besoin de s’appeler Einstein pour comprendre que vous n’avez plus deux secondes à perdre et que vous devez courir voir ce film!

Verdict : 9 sur 10

Affiche officielle de 1:54.