Chien de garde – Critique du film de Sophie Dupuis

9 mars 2018 0 Par Louis-Philippe Coutu-Nadeau 9 mars, 2018 @ 23:58:41 PM

Après une décennie de courts métrages faisant tous vibrer notre corde sensible grâce à une maturité et une virtuosité sans égales, il était temps que Sophie Dupuis entre dans la cour des grands et signe son premier long métrage. La réalisatrice abitibienne, originaire de Val-d’Or, frappe fort avec ce projet de fiction intitulé Chien de garde, lequel brosse un portrait fascinant d’un rapport amour-haine entre deux frères de Verdun entraînés dans une tornade de violence. Au final, il en découle une ode à la famille qui ravage tout sur son passage.

Jean-Simon Leduc et Théodore Pellerin sont respectivement JP et Vincent dans Chien de garde.

Si, ici comme ailleurs, un homme qui se démarque à la réalisation de plusieurs films se fait rare, imaginez à quel point une femme qui y parvient est rarissime. Sophie Dupuis appartient à ce club très sélect en raison de sa signature, déjà reconnaissable entre mille, apposée sur chaque titre de ce qui constitue une œuvre cohérente. En effet, cette diplômée de Concordia et de l’UQÀM, qui ne porte à l’écran que des scénarios rédigés de sa main, aborde de front des thèmes riches en émotions tels que la complexité de l’amour (aimer, s’aimer, être aimé), l’abolition des frontières physiques entre les êtres et le dysfonctionnement de la famille contemporaine montrée comme le microcosme d’un Québec en pleine crise identitaire.

Chien de garde n’échappe pas à la règle comme en témoigne son synopsis :

JP (Jean-Simon Leduc) vit avec son frère Vincent (Théodore Pellerin), sa mère Joe (Maude Guérin) et sa copine Mel (Claudel Laberge) dans un petit appartement de Verdun. Constamment sur la corde raide, JP tente de conserver un équilibre entre les nombreux besoins de sa famille, de qui il se sent responsable, son travail de collecteur qu’il fait avec son frère et ses fonctions dans le petit cartel de drogue de son oncle Dany (Paul Ahmarani) qu’il considère comme un père. Tout se complique lorsque ce dernier lui demande de faire quelque chose qui dépasse largement ses limites.

Sophie Dupuis explique son idée de départ : « L’étincelle qui a donné naissance à ce projet de long métrage est l’histoire qu’un ami m’a racontée d’une jeune mère d’un collecteur de dettes de drogue. Elle voulait préserver sa relation avec son fils, alors elle a fermé les yeux sur cette réalité. C’est un récit qui m’a obsédé longtemps, j’ai voulu en faire un film qui raconte aujourd’hui une histoire plus complexe. »

La réalisatrice Sophie Dupuis signe avec Chien de garde un film exceptionnel.

Le moins que je puisse dire, c’est que la jeune réalisatrice sait comment s’y prendre pour tirer le maximum de ses acteurs et de ses actrices. Durant les cinq semaines qui ont précédé le premier coup de clap, elle les a rencontrés pour répéter les actions et mettre en bouche les dialogues. Elle pouvait discuter trois heures d’une scène de trois pages, de comment le personnage devrait se sentir et réagir à tel ou tel moment. Cette méthode peu conventionnelle, en provenance du théâtre, permet d’obtenir une chimie beaucoup plus naturelle lorsque vient le temps de filmer. À noter qu’elle avait utilisé cette façon de faire sur la plupart de ses courts métrages.

Le tournage s’est tenu du 9 novembre au 19 décembre 2016, à raison de 10 heures par jour. Le feu vert avait été donné lorsque le budget de 1,5 million de dollars avait été confirmé grâce, entre autres, au soutien financier de la SODEC (500 000 dollars) et de Téléfilm Canada (420 000 dollars). Le titre original, même au moment des dépôts, était Toujours ensemble avant de changer pour un titre plus accrocheur. Chien de garde a ensuite été projeté en clôture de la 36e édition des Rendez-vous Québec Cinéma, autrefois Rendez-vous du cinéma québécois, qui se sont déroulés entre le 21 février et le 3 mars 2018. En 2008, dix ans plus tôt, Sophie Dupuis avait remporté le prix du meilleur film étudiant des RVQC pour J’viendrai t’chercher. Un juste retour d’ascenseur!

J’applaudis le travail du directeur de la photographie Mathieu Laverdière (Maudite Poutine, Gabrielle, Nuit #1, Le Torrent) qui a réussi à immortaliser en images cette histoire plus réaliste que vraisemblable. Sa caméra à l’épaule appuie le regard quasi documentaire de la cinéaste et offre une facture visuelle nerveuse en symbiose avec le sujet, ce qui facilite une proximité entre nous et des personnages plus complexes les uns que les autres.

Mathieu Laverdière immortalise la relation entre Vincent (Théodore Pellerin) et JP (Jean-Simon Leduc) dans Chien de garde.

Jean-Simon Leduc (Maudite Poutine, les téléséries Plan B et 30 vies) est JP, à la fois le frère aîné, le fils et le chum, qui doit jongler avec ses statuts de figure paternelle, de pourvoyeur et de point d’équilibre. C’est avec un aplomb déconcertant qu’il incarne ce protagoniste autour duquel gravitent les autres, lui qui a été choisi parmi près de 200 candidats vus en audition et sur vidéo. Je ne m’attendais pas à une si belle interprétation de sa part.

Sophie Dupuis parle d’un coup de foudre professionnel vis-à-vis de Jean-Simon : « Ah! Les yeux de Jean-Simon! Ses yeux ne se peuvent pas! Son personnage, JP, est celui sur lequel tout le monde se repose, sur qui tout le monde compte. Il reçoit, il encaisse… Il avance avec ce fardeau duquel il se libérera. Tout au long, JP est aux aguets. Je le vois comme en retrait de sa propre vie, à surveiller ce qui se passe, parce qu’il sait que quoi qu’il arrive, c’est lui qui va nettoyer les dégâts. Et je trouve que les yeux de Jean-Simon, donc, traduisent tout ça, cette idée d’un personnage qui est à l’affût, tout le temps, avec cette tristesse, jamais loin. »

Théodore Pellerin (Ailleurs, Isla Blanca, Juste la fin du monde, la télésérie 30 vies) joue le frère cadet Vincent. Il se veut d’ailleurs la surprise de cette distribution cinq étoiles en étant imprévisible, inimitable et totalement investi dans son personnage. Son plan introductif m’a rappelé celui de Robert De Niro dans le Mean Steets de Martin Scorsese. C’est peu dire.

Sophie Dupuis au sujet de Théodore : « C’est en répétition que le personnage de Théodore, Vincent, a pris sa forme définitive. Il était juste détestable dans mon scénario, et tant Jean-Simon que Maude me demandaient pourquoi leurs personnages restaient auprès de lui. Et moi je répondais : “C’est ton frère, c’est ton fils”, mais ils restaient avec leur questionnement. Ils avaient raison. Théodore, lui, avait compris ça d’instinct. Il a pris le personnage écrit comme une base et il a rajouté la couche d’humanité qui manquait, et qui faisait qu’on pouvait s’attacher à Vincent. »

Quant à ceux et celles qui orbitent autour de Leduc et Pellerin, lesquels se retrouveront dans Genèse de Philippe Lesage plus tard cette année, il y a bien sûr Maude Guérin (La passion d’Augustine, Le collectionneur, les téléséries Feux et Mémoires vives) en mère monoparentale alcoolique et vulnérable, mais aussi Claudel Laberge (les téléséries Les beaux malaises, Le Club des doigts croisés et Les Parent) en blonde de meilleure famille, Paul Ahmarani (Mars et Avril, Le Cyclotron, Congorama, La moitié gauche du frigo) en oncle manipulateur ainsi que la rockeuse Marjo en tête dirigeante d’une organisation criminelle. Celle-ci, âgée de 64 ans, décroche ici son premier rôle à l’écran et possède le charisme requis en dépit de son inexpérience sous le feu des projecteurs. Dommage qu’elle n’apparaisse que quelques secondes en tout et partout.

La rockeuse Marjo apparaît pour la première fois au générique d’un film dans Chien de garde.

Avis aux cinéphiles curieux de découvrir Sophie Dupuis. Voici seize de ses courts métrages qui mélangent habilement fiction et documentaire (j’en ai retrouvés sept que vous pouvez visionner en ligne dès maintenant) :

Suzanne Lebeau (2016, documentaire, 4min)
Forces tranquilles (2015, documentaire, 15min)
L’hiver et la violence (2014, fiction, 19min)
Faillir (2012, fiction, 24min)
Le fruit (2012, fiction, 3min)
P’tite fille (2010, fiction, 4min)
Contente pour toi (2010, fiction, 4min)
Myri@m (2010, fiction, 10min)
Félix et Malou (2010, fiction, 14min)
Et puis on s’habitue (2010, documentaire, 9min)
Calvaire (2009, fiction, 2min)
Pas maintenant (2009, fiction, 2min)
Si tu savais Rosalie (2009, fiction, 12min)
On avait dit aujourd’hui (2008, fiction, 2min)
Lola Bleue (2008, fiction, 14min)
J’viendrai t’chercher (2007, fiction, 11min)

J’ai recensé quelques idées récurrentes, issues de ces premiers pas, qui se retrouvent quelque part dans Chien de garde : l’infiniment grand d’un plan de paysage urbain, l’infiniment petit d’un plan de visage, une totale plongée sur un duo de personnages traduisant l’isolement, le recours au flou signifiant l’incertitude, un rythme lent invitant à la réflexion, un silence plus loquace qu’un murmure ou un hurlement, une mère indigne avec de multiples défauts, des gens stressés se calmant avec une cigarette au bec, une accolade lourde de sens, j’en passe et des meilleures.

L’équipe de Chien de garde aux Rendez-vous Québec Cinéma le 3 mars 2018.

Bref, Chien de garde se présente comme un long métrage trop court, en ce sens qu’il élimine les temps morts afin d’emprunter un raccourci menant tout droit au coeur. Sophie Dupuis, enfant unique fascinée par les relations fraternelles, dépeint avec une précision quasi chirurgicale les quelques hauts et les nombreux bas de cette cellule familiale montréalaise tantôt à un cri d’exploser, tantôt à un silence d’imploser. À l’image du Mommy de Xavier Dolan, il s’agit d’un film de la relève si percutant qu’il m’a envoyé au tapis dès les premières secondes et m’a passé le KO définitif au bout de 87 minutes. À encourager, car il mérite sa place à l’affiche au même titre que n’importe quel blockbuster hollywoodien.

Verdict : 9 sur 10